La résilience est un concept popularisé par le neuro-psychiatre Boris Cyrulnik. Elle désigne la capacité, pour un être vivant, à revivre après un traumatisme. En ce sens, c’est un concept clé des théories de l’effondrement, telle que l’on peut par exemple les rencontrer dans l’ouvrage de Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer.
Ce livre fait en effet le constat d’un effondrement civilisationnel déjà en cours, à travers au moins trois dimensions :
- Le dépassement par l’humanité de limites physiques liées à la disponibilité de ses ressources, par exemple les énergies fossiles. Ceci met nos sociétés en situation de sursis, car ne disposant pas des ressources indispensables à leur survie, et ce sans doute à court terme.
- Le franchissement de frontières écologiques : l’humanité a fait franchir au système terre des frontières, ce qui met en cause la pérennité de ce dernier dans son état actuel. Deux phénomènes clés sont à retenir : les émissions de gaz à effet de serre ont fait rentrer la terre dans un processus accéléré de réchauffement climatique, et l’occupation humaine de l’espace entraîne un effondrement de la biodiversité, traduisant un épuisement des écosystèmes dont nous dépendons pour vivre.
- La montée rapide de nos sociétés dans une complexité de plus en plus grande, qui se traduit par une très grande vulnérabilité à tout choc interne ou externe. En ce sens, il est probable que nous ayons franchi des seuils pouvant entraîner un effondrement systémique très rapide, par la conjugaison de réactions en chaîne.
Comment bâtir une résilience collective dans ce contexte ? Nous avons déjà posé quelques jalons sur ce blog en insistant sur le rôle de la conversion personnelle. Mais une idée clé de la transition, que l’on retrouve fréquemment, est celle de petites communautés humaines vivant de manière quasi-autonome. C’est celle que l’on constate dans le mouvement des Oasis, et dans une certaine mesure dans la permaculture. Ce que l’on rencontre dans les Oasis par exemple, c’est un mouvement de retrait du monde pour bâtir de petites sociétés bienveillantes, en une sorte de dialectique isolement/regroupement.
Ce que nous essayons de construire à travers Kèpos est un peu différent, car notre démarche ne procède pas d’un mouvement de retrait, mais plutôt d’une volonté de réappropriation de nos conditions de vie dans le cadre des sociétés existantes. L’idée qui nous anime relève de plusieurs dimensions :
- La dissidence: le premier choix que nous opérons est celui de faire un pas de côté pour penser le monde, sa trajectoire et ses perspectives, dans une logique de sortie du flux main stream d’informations, d’images ou d’idées. A l’invitation des grands penseurs des Lumières, nous voulons penser par nous-mêmes pour sortir de l’aliénation. Ce mouvement est un mouvement de libération, qui nous invite à ne rien céder aux modes ou aux théories du complot, pour penser dans la durée, la lenteur et le dialogue avec les grands créateurs de concepts et les scientifiques. Ce blog est un essai de travail de réflexion « en dissidence ».
- La résistance: le deuxième choix que nous posons est de rentrer en résistance, non pas forcément par l’activisme, mais par la profonde transformation de nos décisions à l’aune des concepts de sobriété et de limitation de nos impacts. Notre éthique est celle d’une extension du domaine de la responsabilité, et dès lors, nous voulons, par notre pratique, transformer l’ensemble de nos comportements et de nos vies. Cette attitude de résistance à un mouvement global de consumation accélérée des personnes et des écosystèmes, suppose d’agir en réseau, pour ensemble mener des actions qui luttent, par l’exemple, contre le modèle dominant. Ceci fait écho aux propos de Bruno Latour, dans la lignée de Carl Schmitt, dans Face à Gaia : l’anthropocène est un état de guerre, où les terrestres, ceux qui ont pris le parti de la terre, doivent engager le rapport de force contre ceux qui la détruisent.
- L’assistance: former un réseau de résistance, c’est faire le choix de l’assistance mutuelle dans un contexte de mutations écologiques, économiques, sociales et (géo)politiques très rapides. Notre parti pris est un parti pris de solidarité, qui se traduit par le souci de l’autre dans la communauté, car fondamentalement, personne n’est remplaçable. Ce principe, c’est la garantie que le groupe peut prospérer dans l’adversité.
- La subsistance: Il importe dès lors de créer un espace de subsistance, dans la lignée des affirmations de Bruno Latour : un territoire est ce dont l’on tire sa subsistance. C’est pourquoi Kèpos est pensé pour regrouper des compétences différentes permettant de répondre collectivement à des besoins de base. Ces compétences ne sont pas hyperspécialisées : elles cherchent plutôt à être des généralistes de leur domaine, car c’est justement là un point clé de la résilience de l’ensemble : chaque entité a plusieurs fonctions, chaque fonction est assumée par plusieurs entités. Le fait qu’elles se rapportent à des besoins de base est lié à un choix assumé de sobriété, qui cherche à faire le tri entre les faux et les vrais besoins. Cette sobriété, pour choisie qu’elle soit aujourd’hui pour quelques uns, peut très bien devenir subie à terme pour tous.
- La résilience: celle-ci se construit à travers les quatre dimensions précédentes, par une indépendance intellectuelle par rapport au modèle dominant, par la capacité à faire des choix engagés, par un principe de solidarité qui tient le collectif ensemble, et par une capacité à subvenir à ses besoins sur un territoire donné. Cela donne lieu alors à un système qui soit simple et souple, capable d’adaptation et d’imagination. Celui-ci s’ancre inévitablement dans la durée, car celle-ci permet l’approfondissement des relations entre les éléments et avec l’environnement. Elle repose sur « l’observation et l’interaction », à l’image d’un principe clé de la permaculture tel que décrit par David Holmgren dans son ouvrage Permaculture. La résilience qu’il nous faut collectivement construire repose donc sur une réduction volontaire de la complexité, et sur le choix fondamental de l’efficience : ne pas gaspiller les ressources, mais au contraire tirer le parti le plus équilibré de chacune d’entre elles.
Ce projet collectif ne sera bien sûr possible que si l’espérance et le souci de l’homme nous sont chevillés au corps.
Emmanuel Paul de Kèpos