Anne Blanchart, docteure spécialiste des sciences du sol et de l’urbanisme, est sur le point de lancer un cabinet de conseil, nommé Sol & Co, qui vise à faire intégrer la question de la préservation des sols et de leur biodiversité dans les politiques d’aménagement du territoire. Elle nous présente sa démarche.
Pouvez-vous nous présenter votre parcours ?
J’ai obtenu mon baccalauréat scientifique option Sciences de la Vie et de la Terre en 2008. Ensuite, j’ai effectué une première année de classe préparatoire aux grandes écoles spécialité Biologie, Chimie, Physique et Sciences de la Terre puis me suis réorientée dans un cursus universitaire dès l’année suivante. En 2012 j’ai ainsi obtenu une Licence de Génie Géologique et Génie Civil, décernée par la faculté de Bordeaux 1. Passionnée par l’aménagement du territoire, j’ai choisi de réorienter mon cursus universitaire en suivant un Master en Urbanisme, spécialité Villes Durables, à l’Institut Français de l’Urbanisme à Champs-sur-Marne. Suite à ce parcours universitaire, j’avais pour ambition de travailler au sein d’un bureau d’études de conseil en environnement pour l’aménagement du territoire. J’ai ainsi occupé un poste de chargée de mission au sein d’un bureau de paysage pendant un an. En 2015, j’ai postulé à une thèse interdisciplinaire sur le sujet des sols et de l’aménagement du territoire, proposé par l’Agence de l’Environnement et de la Maitrise de l’Energie (Ademe) et la Région Grand Est (anciennement Région Lorraine). J’ai eu la chance d’effectuer ce travail de doctorat de 2015 à 2018 au sein du Laboratoire Sols et Environnement (Université de Lorraine – Inra) et de l’Institut d’Urbanisme et d’Aménagement Régional (Aix-Marseille Université). Ce travail de recherche interdisciplinaire m’a permis de conjuguer les intérêts que je portais pour le domaine des sciences du sol et de l’urbanisme, me permettant logiquement de faire le lien entre ma Licence, mon Master et mon expérience professionnelle dans l’aménagement du territoire.
Vous créez un cabinet conseil sur la question des sols : quelle en sera la mission ?
Effectivement, peu de temps après avoir débuté mes travaux de recherche en doctorat, j’ai très vite perçu l’intérêt sur le marché que pourrait présenter un cabinet de conseil sur la question du fonctionnement et de la qualité des sols en milieu urbain, dans le but d’aiguiller les prises de décisions des professionnels de l’aménagement du territoire quant à l’usage à donner aux sols des villes de demain, qui se veulent durables et résilientes. Depuis quelques mois maintenant, je porte un projet de création d’une entreprise spécialisée sur la thématique des sols et de leur biodiversité en milieu urbain. Ce projet est actuellement en incubation (Incubateur Lorrain, Pôle entrepreneuriat étudiant de Lorraine) et devrait voir le jour courant juin 2019.
La philosophie de l’entreprise est intimement liée à la transition écologique et aux respects des valeurs durables et de protection des ressources naturelles lors de l’aménagement d’un territoire. Le message principal est le suivant : les sols sont des systèmes en trois dimensions (volume) et dynamiques (vivants) qu’il faut veiller à préserver compte tenu des bienfaits qu’ils sont aptes à fournir pour le bien-être des habitants mais également pour les réponses qu’ils apportent à un nombre élevé d’enjeux environnementaux. Par exemple, les sols, y compris en milieu urbain, et si leur usage est compatible avec leurs propriétés physiques, chimiques et biologiques, sont aptes à participer à la régulation des inondations (infiltration de l’eau), du changement climatique (stockage de carbone) ou encore de la biodiversité (les sols urbains sont un formidable réservoir de biodiversité !).
Concrètement, quelles en seront les activités ?
L’entreprise sera spécialisée sur l’intégration de la qualité des sols et de leur biodiversité dans la définition de leurs usages en milieu urbain. Plus précisément, il est convenu que l’entreprise propose trois prestations :
- Une prestation de conseil auprès des collectivités territoriales, élus, et professionnels de l’aménagement du territoire : grâce à des interventions sur des sites de projets urbains, l’entreprise sera en mesure de développer un plan d’échantillonnage représentatif de l’hétérogénéité des sols en place, d’ouvrir des fosses pédologiques, de décrire et d’échantillonner des profils de sols, de réaliser des analyses biologiques, physiques et chimiques sur les échantillons prélevés et de donner en retour des recommandations aux acteurs de l’aménagement quant à l’usage optimal que peut accueillir le sol sans avoir à l’amender fortement ou bien également quant à la manière dont le sol doit être travaillé pour fournir ses bienfaits sur le long terme. Cette prestation peut s’adapter à un public de particuliers, souhaitant recueillir des informations sur le fonctionnement et la qualité des sols de jardins ;
- Une prestation de formation auprès des agents de collectivités territoriales, d’associations ou encore d’acteurs de l’aménagement du territoire (aménageur, bureaux d’études, agences d’urbanisme et de paysage) : à travers des ateliers de formation d’une durée adaptée, des informations et compétences pourront être données quant au fonctionnement et aux besoins (paillage, amendements, tonte, etc.) des sols urbains (jardins, parcs, pieds d’arbres, espaces verts, etc.) en fonction de leurs caractéristiques biologiques, physiques et chimiques. Des formations seront également proposées quant à la manière dont il est possible de travailler les sols en place pour qu’ils répondent aux besoins des sociétés humaines, tout en préservant voire améliorant leurs caractéristiques biologiques, physiques et chimiques ;
- Une prestation d’animation et de médiation scientifique à l’attention du grand public en général, mais également des acteurs de l’aménagement et des élus : conférences, tenues de stand et animations de « sciences participatives ». Ces évènements contribueront à l’accompagnement et plus fortement à l’implication des citoyens, des professionnels et des élus dans la préservation des sols et de leur biodiversité. Ils participeront également à lutter contre l’isolement de certaines populations du territoire en situation de défaveur sociale et offriront un accompagnement à l’éducation des plus jeunes -la biodiversité étant aujourd’hui une thématique intégrée dans leur programme scolaire. Par exemple, plusieurs ateliers pourront être proposés : évaluer la qualité physique de son sol (texture, structure, infiltration de l’eau) ou bien connaitre la biodiversité qui se cache sous son sol (prélever et analyser les différents organismes qui vivent dans son sol selon le protocole de Jardibiodiv). Ces ateliers permettront d’une part la sensibilisation du citoyen à une thématique particulière ainsi que l’élargissement de ses connaissances, mais également à l’apport d’informations à la recherche pour compléter notamment les bases de données issues des sols urbains, qui comportent encore aujourd’hui trop peu de données pour établir des référentiels robustes.
Votre activité a un très fort ancrage scientifique. Pouvez-vous nous préciser selon quelles modalités ?
Ce projet de création d’entreprise est dès le départ en fort lien avec le monde de la recherche scientifique. L’idée même de la création de cette entreprise provient de mon travail de recherche effectué au cours du doctorat, ainsi que de celui de Quentin Vincent, effectué également au cours de son doctorat mené au sein de l’Université de Lorraine. Pour renforcer ce lien, il est à noter que l’entreprise bénéficie de l’appui scientifique de trois enseignants chercheurs issus du Laboratoire Sols et Environnement et de l’Institut d’Urbanisme et d’Aménagement Régional (Aix-Marseille Université). Cet ancrage avec le monde de la recherche scientifique permet aujourd’hui au projet de bénéficier d’un accompagnement de l’Incubateur Lorrain (Université de Lorraine).
De cette manière, l’entreprise continuera de garder durablement un fort lien avec le Laboratoire Sols et Environnement. Cela permettra d’une part de reverser l’intégralité des données (sous accord du client) au Laboratoire et donc à la recherche, afin d’alimenter les bases de données nationales sur les sols urbains et la biodiversité ; et d’autre part de permettre à l’entreprise de disposer d’un atout incontestable sur le marché, celui de proposer des méthodologies et technologies sans cesse innovantes, issues des avancées directes de la recherche en sciences du sol et en urbanisme.
Pourquoi la question des sols est-elle cruciale dans la perspective de la transition écologique ?
Les sols sont une ressource naturelle non renouvelable. Ce sont des systèmes hétérogènes certes, mais vivants et offrant de nombreuses réponses aux enjeux environnementaux d’aujourd’hui et de demain : ils sont capables d’infiltrer l’eau, de produire de la biomasse à vocation alimentaire et d’être un formidable lieu d’habitat pour une riche biodiversité. Puisque les sols rendent un panel de bienfaits aux sociétés humaines… pourquoi ne pas en prendre soin à notre tour ?
Aujourd’hui, l’eau et l’air disposent de mesures réglementaires qui permettent leur « protection » sur le territoire national. Ce n’est actuellement pas le cas des sols. Si leurs paramètres géotechniques et leur niveau de pollution doivent être pris en compte pour le développement d’un projet urbain, la considération des sols s’arrête là dans l’aménagement du territoire. Prendre en compte les caractéristiques biologiques, physiques et chimiques des sols urbains dans la définition de leurs usages permettrait alors d’optimiser les bienfaits qu’ils peuvent effectivement rendre (en mettant le bon usage sur le bon sol) et donc d’optimiser les réponses que ces systèmes naturels apportent aux enjeux environnementaux et plus largement durables. De la même manière, adapter l’usage aux sols et non plus l’inverse permettra de réaliser une économie de gestion de cette ressource lors de la phase chantier (limitation des apports de terres issues des milieux plus naturels) mais également sur le long terme (gestion des espaces verts notamment).
Quels sont les enjeux en matière de préservation des sols urbains ?
Ils sont nombreux ! Il est essentiel de se rendre compte que les sols urbains ne sont pas des systèmes illimités et que c’est une ressource dont la qualité tend peu à peu à s’affaiblir. Le besoin de construction de nos villes et la protection accrue réservée aux sols agricoles et forestiers, jugés plus naturels, font que les sols des villes se trouvent de plus en plus malmenés. Et pourtant, un sol en ville peut tout à fait être fertile, à l’instar, voire plus, qu’un sol agricole. Cela dépend de son histoire et de la constitution de la roche mère. Puisque les sols sont une ressource non renouvelable, il s’avère essentiel aujourd’hui de les protéger et de limiter la dégradation de leur qualité. Pour cela, il faut prendre conscience qu’un sol, y compris urbain, fonctionne bien et sur le long terme à condition que l’usage qui lui est réservé soit adapté à ses caractéristiques biologiques, physiques et chimiques.
Compte tenu du fait qu’il n’existe pas encore aujourd’hui de réglementation sur la prise en compte de la qualité des sols dans la définition de leurs usages, l’enjeu primordial est de sensibiliser les élus et décideurs sur cette thématique, afin de pouvoir tendre, un jour, à l’élaboration d’un cadre national sur la protection des « sols », au même titre que l’eau et l’air.
Le deuxième enjeu principal est l’accompagnement des acteurs de l’aménagement à la prise en compte de la qualité des sols. En effet, ces acteurs ne sont pas des professionnels des sciences du sol et il est donc essentiel que la recherche, mais également des entreprises de conseils, se développent pour œuvrer à la constitution d’outils d’aide à la décision permettant de faciliter l’intégration de cette nouvelle information dans les processus de décision qui guident le développement d’un projet urbain ou encore la rédaction d’un document d’urbanisme.
Enfin, un troisième enjeu principal qui pourrait être énuméré est la sensibilisation du grand public en général, notamment sur des thématiques en lien avec la santé, telle que par exemple l’alimentation. A l’heure du « boom » des jardins partagés et familiaux, il serait nécessaire avant tout aménagement d’un potager à l’arrière de nos jardins, que des analyses de sols soient fournies par la collectivité ou soient effectuées, afin de s’assurer de la non présence de polluants dans les sols qui pourraient se retrouver dans les parties aériennes de la biomasse cultivée et consommée par les citadins.
Pouvez-vous nous citer quelques bonnes pratiques de gestion des sols urbains ?
Les bonnes pratiques de gestion des sols urbains sont intrinsèquement liées à la composition même du sol urbain, à son fonctionnement et à son usage. Je dirai donc qu’il y a autant de bonnes pratiques de gestion qu’il n’y a de sols en milieu urbain !
Le message principal à retenir serait selon moi le fait que les sols ne sont pas seulement des supports sur lesquels nous pouvons vivre, mais sont également des systèmes en trois dimensions qui participent à notre survie. En milieu urbain, les sols sont hétérogènes et pour garantir leur bon fonctionnement, leur protection mais également la qualité des bienfaits qu’ils sont aptes à fournir, il apparait nécessaire de réaliser de manière systématique des évaluations de leurs propriétés biologiques, physiques et chimiques avant d’en déterminer leurs usages.
Merci et à bientôt !
Emmanuel Paul de Kèpos