Ce texte sur la transition écologique de l’économie régionale est une contribution à la consultation lancée par la Région Grand Est dans la perspective de la rédaction d’un Business Act Regional, en même temps qu’une tribune, signée par deux professionnels du développement territorial :
- Emmanuel Paul, président de la SCIC Kèpos, qui réunit à Nancy une vingtaine de jeunes entreprises engagées dans la transition écologique
- Stéphane Gonzalez, chargé de développement économique pour une collectivité territoriale de la région.
Il est publié simultanément sur le blog “Projets pour la transition écologique“, et le site Notre Plan.net. Il a été envoyé à tous les élus du Conseil régional Grand Est.
L’Etat et le Conseil régional Grand-Est viennent de lancer un “Business Act”visant à élaborer un plan de relance ambitieux, suite à la crise sanitaire du Covid-19. La démarche paraît salutaire : selon la note de conjoncture de l’INSEE du 7 mai 2020, la région a enregistré une baisse d’activité de près d’un tiers, et selon la Dares (Ministère du travail), le nombre de demandeurs d’emploi (catégorie A, n’ayant pas du tout travaillé au cours du mois précédent) y a progressé de plus de 22% entre mars et avril, soit la plus forte hausse mensuelle jamais enregistrée. En France, on comptait fin avril plus de 4,5 millions de demandeurs d’emploi (catégorie A), soit 30% de plus depuis fin janvier.
La crise du Covid-19 révèle nos fragilités
Mais s’il s’avère aujourd’hui indispensable de réviser les stratégies et les modalités du développement économique régional, c’est aussi et surtout parce que la crise sanitaire a révélé de grandes fragilités.
Fragilité d’abord de notre système de soins. La logique comptable des dernières années a profondément affaibli l’hôpital public, malgré les alertes constantes des personnels soignants. Ainsi, au début de la pandémie, la France comptait un nombre de lits et de places en soins intensifs bien plus faible que l’Allemagne, par exemple. Mais c’est surtout sur la disponibilité des masques et des tests que la différence a été la plus tangible. Alors que l’Allemagne, ou la Corée du sud, ont pu procéder massivement à des tests pour isoler rapidement les malades, en France, comme ailleurs, leur absence a conduit à la seule stratégie possible, celle du confinement généralisé, au détriment de l’activité économique.
La pandémie a aussi mis au premier plan la fragilité d’un certain modèle de développement, marquant ce qui serait, au yeux de nombreux observateurs, la fin de la mondialisation telle que nous l’avons connue jusqu’à présent. Notre très forte dépendance industrielle vis à vis de la Chine a ainsi conduit, dans un pays aussi développé et avancé technologiquement que le nôtre, à la pénurie d’un produit aussi simple à réaliser qu’un masque chirurgical !
Nous sommes dans un moment historique : la “crise” est étymologiquement le moment de la décision, du tri. Or, comme l’exprime si bien Bruno Latour, cette crise sanitaire est comme “enchâssée dans ce qui n’est pas une crise – toujours passagère – mais une mutation écologique durable et irréversible. Si nous avons de bonne chance de « sortir » de la première, nous n’en avons aucune de « sortir » de la seconde. Les deux situations ne sont pas à la même échelle, mais il est très éclairant de les articuler l’une sur l’autre.”
Faire face à la mutation écologique
Si de puissants intérêts économiques et financiers cherchent aujourd’hui à différer ou faire annuler des normes environnementales estimées trop contraignantes, la réalité matérielle, physique, du globe, se rappellera toujours à nous. Rappelons ici brièvement quelques unes de ces “données de base”. Le changement climatique est bien entamé, et nous en voyons régulièrement les manifestations. Si les émissions mondiales de Gaz à Effet de Serre (GES) se poursuivent au rythme actuel, nous atteindrons les +1,5 °C entre 2030 et 2050 (pour atteindre au moins +4 °C d’ici la fin du siècle) c’est à dire que nous entrerions, d’ici 20 ou 30 ans à peine, dans un monde totalement différent de celui que nous avons connu jusqu’alors, celui-là même qui a permis la formidable croissance économique des 70 dernières années : multiplication des phénomènes météorologiques extrêmes (inondations, vagues de chaleur), qui deviendront des menaces permanentes ; baisse des rendements agricoles et de la pêche, partout sur la planète, sous l’effet conjugué du réchauffement et des atteintes diverses à la biodiversité (urbanisation, usage des pesticides et insecticides, pollutions des terres et des mers). Augmentation de la mortalité directe due aux pics de chaleurs, problèmes d’accès à l’eau (notre région connaît depuis plusieurs années déjà des situations de sécheresse structurelles), et augmentation de la propagation de maladie portées par les insectes, notamment. Rappelons ici au passage que de nombreux scientifiques établissent un lien au moins indirect entre les atteintes à la biodiversité (braconnage, déforestation) et l’apparition de nouveaux virus engendrés par zoonose comme le Sars-Cov-2.
La société civile est de plus en plus consciente de ces enjeux. Les marches pour le climat, les mouvements de jeunesse, les associations et ONG ont contribué à faire connaître et affirmer la priorité de ces questions (plus de deux millions de signataires pour la pétition “L’Affaire du siècle”, par exemple). Les étudiants ne sont pas en reste, en “refusant de contribuer par leur travail à l’accélération des crises environnementales et sociales et souhaitant mener une activité professionnelle cohérente avec l’urgence écologique” (l’Appel pour un réveil écologique compte déjà plus de 32 000 signataires et concerne 400 établissements en Europe). Les consommateurs eux-même se déclarent beaucoup plus sensibilisés, affirmant de plus en plus leurs préférences pour l’alimentation bio, les produits issus de circuits courts, les marques les plus respectueuses de l’environnement. Les entreprises de notre territoire doivent donc aussi prendre en compte ces tendances de fond !
Réinvestir la Planification
C’est le propre des entreprises d’appréhender et de trouver des réponses à ce type de contrainte, et même de s’en saisir pour les transformer en opportunités, et de le faire mieux que leurs concurrents ! Mais ces mêmes entreprises ont besoin de visibilité, d’une stratégie claire, globale et cohérente, de long terme pour pouvoir y inscrire leurs propres stratégies de développement, programmer leurs investissements. Or, et c’est tout le paradoxe de notre situation, les entreprises et les banques les plus éclairées et conscientes de ces enjeux appellent justement les autorités publiques à de nouvelles formes de régulation ! Elles le savent, le “business as usual” est incapable d’appréhender les défis du changement climatique, les “externalités négatives” comme les pollutions diverses ou les émissions de CO2 n’entrant pas dans leur champ comptable. En la matière, il revient donc à la force publique d’agir et d’affirmer des orientations fermes et contraignantes, et surtout de réduire les incertitudes pour faciliter la bonne marche des acteurs économiques.
L’Histoire est riche d’enseignements à cet égard. Dans un papier récent, le grand historien Patrick Weil rappelle que lors de la première guerre mondiale, jusqu’à l’issue de la seconde, l’Etat a su mettre en place une forme de planification : “dans l’administration, il y avait encore beaucoup d’ingénieurs et au sein du gouvernement, des personnalités qui surent prendre des tournants immédiats et radicaux. La réquisition puis la planification ne leur firent pas peur, pas plus qu’au patronat, à qui elle signifiait que l’entreprise devait songer, au-delà de la satisfaction de ses actionnaires, à sa responsabilité sociale. (…) Aujourd’hui, le chômage de masse n’attend même pas la victoire contre la pandémie pour exploser, tandis que se profile à l’horizon une nouvelle guerre de l’humanité contre un ennemi commun, le réchauffement climatique. La planification doit redevenir non le cadre de toute l’action économique mais, selon la méthode de Monnet, une coopération dans des secteurs-clés, décisifs aujourd’hui pour l’emploi et le climat.”
Vers une nouvelle économie industrielle
S’agissant par exemple de l’industrie, un consensus semble se dégager, à l’occasion de l’épidémie de Covid-19, pour affirmer que la relocalisation des activités productives est une nécessité pour notre pays et pour l’Europe. En ce sens, nous vivons maintenant une fenêtre d’opportunité exceptionnelle, qui peut permettre dans le même temps à cette industrie nationale et européenne d’opérer sa transition écologique. Cela étant, il va nous falloir gérer cette mutation dans un contexte de ressources énergétiques, matérielles et financières anémiées. C’est toute la difficulté de la phase qui s’ouvre. Comment donc l’appréhender ?
Trois séries de causes peuvent être évoquées pour expliquer la déshérence industrielle de la France. La première est liée à la dynamique des gains de productivité dans l’industrie : ceux-ci font que l’on produit la même valeur ajoutée avec des ressources humaines moindres. C’est ce qu’explique le prix Nobel d’économie Paul Krugman : la destruction d’emploi dans l’industrie vient du fait que l’on produit autant avec moins d’hommes. La deuxième série de causes a trait à la non-soutenabilité en France et en Europe des activités productives intenses en travail. En effet, dès que l’on parle de production de masse à faible valeur ajoutée, les coûts salariaux des pays d’Europe occidentale ne sont pas compétitifs par rapport à ceux de l’atelier du monde qu’est devenu la Chine. Enfin, la troisième série de causes concerne les trajectoires économiques divergentes des pays de la Zone Euro. Celle-ci n’est pas suffisamment intégrée, notamment en termes budgétaires, et immanquablement se font jour des pays du Sud qui consomment et accueillent des touristes, et des pays du Nord qui produisent cher des biens pour l’exportation qui valent chers. C’est trois séries de facteurs ont décimé l’industrie française.
Mais cette dernière fait aujourd’hui face à un enjeu encore plus crucial, existentiel pour l’avenir de nos sociétés : le verdissement de ses process. La situation actuelle se caractérise par une sous-traitance de l’activité industrielle à la Chine et aux pays à bas coûts, et donc une externalisation de nos émissions de gaz à effet de serre. Il nous faut donc rapatrier ces activités chez nous, et les verdir dans le même temps. Par ailleurs, l’explosion du chômage qui suit l’épidémie de Covid va impliquer une réorientation de l’offre de travail vers les secteurs clés de la transition écologique, par exemple la rénovation thermique des bâtiments, ou encore l’agriculture. Pour piloter cette transformation, rien ne se fera sans un effort conséquent de planification, dans la tradition du Commissariat Général au Plan. Tout cela devra s’opérer avec une demande dépréciée qui va se traduire par des débouchés moindres pour l’industrie. En même temps, cela est une chance, un aiguillon pour réorienter la consommation dans une logique de sobriété en phase avec ce que nos écosystèmes peuvent supporter.
Nos propositions pour la transition écologique régionale
C’est donc bien à une nouvelle forme de planification et à de nouvelles régulations que nous appelons aujourd’hui. Elles doivent prendre forme dans le cadre d’un développement économique décentralisé qui, depuis la loi Notre, s’appuie sur les deux piliers que sont la Région et les Métropoles. Nous sommes convaincus que la crise du Covid-19, qui appelle un soutien nécessaire de la collectivité auprès des branches et des entreprises les plus touchées, offre justement l’opportunité de mettre en place de nouvelles orientations capables de prendre en charge les enjeux écologiques, qui représentent la plus forte menace pour nos société, à moyen terme.
Pour cela, plusieurs leviers devraient être actionnés, simultanément :
Dans le domaine de la formation et des ressources humaines :
- Réorienter le Plan de formation régional en investissant massivement dans la formation professionnelle des personnes qui vont perdre leur emploi, pour réorienter cette force de travail vers les secteurs de la transition écologique. La bonne nouvelle étant que la transition écologique devrait se solder par une création nette d’emploi, via la relocalisation d’activités et le développement de nouvelles filières (recyclage, réemploi, travaux d’économie d’énergie dans les bâtiments existants, etc.). On pourrait par exemple s’inspirer du programme ECECLI qui, a recensé, qualifié et quantifié les nouveaux métiers de la transition écologique ainsi que l’évolution des métiers existants, par grands secteurs, pour la région Ile-de-France. Mené en collaboration avec les branches professionnelles, ce travail permettrait de dégager une stratégie partagée des enjeux des grandes secteurs d’activité.
- Assumer les pertes d’emploi dans les secteurs les plus émetteurs de Gaz à Effet de Serre. Ceci est clairement le cas dans l’automobile : l’électrification du parc n’aura qu’un impact limité en matière d’émissions de GES si la taille du parc n’est pas revue à la baisse. La diminution du poids des voitures et une diminution de moitié du parc de voitures disponibles doivent être un objectif politique. A ce sujet, le pôle “Véhicule du futur” a un rôle essentiel à jouer, mais il devra intégrer beaucoup plus fortement les objectifs de neutralité carbone et de sobriété. Il est par exemple inutile de développer le véhicule autonome aujourd’hui si son modèle économique ne prévoit pas, dès l’origine, que ce sera un véhicule partagé (risque d’effet rebond).
- Créer une filière de formation initiale et continue de haut niveau pour les cadres industriels sur le management de la transition écologique dans l’industrie.
Dans le domaine réglementaire :
- Renforcer les contrôles liées aux normes et règles environnementales actuelles. Cela est vertueux pour l’environnement, et dans le même temps protège le marché intérieur : les produits manufacturés issus de Chine ou d’Asie du Sud-Est, pour peu qu’on les contrôle vraiment, ne sont la plupart du temps pas au niveau des standards demandés.
- Renforcer le champ et les obligations liées à la Responsabilité Elargie des Producteurs (REP) pour renchérir de façon considérable l’usage des produits low-cost importés, et rendre plus accessible les produits à durée de vie longue ou réparables. Cela solvabiliserait immédiatement les filières de réemploi.
Dans le domaine de la planification industrielle du territoire :
- Augmenter sensiblement, à travers un effort de planification, les investissements productifs publics bas carbone, en créant une société d’équipement régionale qui s’appuie résolument sur les outils financiers mis à disposition par l’Union Européenne. La transition écologique nécessite des investissements publics et privés importants. Or, ces dernières décennies, les plans d’ajustement structurels ont justement conduit à réduire l’investissement public. Dans une logique de planification, il est au contraire indispensable de programmer ces investissements bas carbone, via par exemple une société mixte permettant de conjuguer capitaux publics et privés.
- Prise de participation directe du Conseil régional et des métropoles dans les entreprises clés de la transition écologique du territoire, pour peu qu’elles aient leur centre de décision sur la région. Cela est essentiel pour orienter les stratégies industrielles et économiques vers la transition bas carbone, de manière cohérente et organisée.
- Orienter la commande publique en renforçant la pondération des critères environnementaux dans les appels d’offres.
Dans le domaine du financement :
- Ne plus soutenir avec de l’argent public aucun projet d’innovation ou d’investissement qui ne soit pas, sur la base d’une évaluation ex-ante, compatible avec l’objectif de la neutralité carbone en 2050. Faire de même avec les Prêts Garantis par l’État (PGE) et autres outils financiers spécifiques à la période Covid. Comme l’affirme la Convention citoyenne pour le Climat, il faut cesser de soutenir “l’innovation pour l’innovation”. Il ne s’agit pas de contrôler ex-ante toute innovation : simplement, une innovation ou un investissement industriel qui ne répondra pas aux objectifs de neutralité carbone ne pourra dorénavant plus bénéficier du soutien financier public (fonds régionaux, appui des dispositifs territoriaux comme les incubateurs, BPI). Nous affirmons ainsi le rôle indispensable de la collectivité d’orienter le développement économique en faveur de la transition, ce que le marché est aujourd’hui incapable de faire, seul.
- Cette approche sélective des projets bénéficiant d’un soutien public devra être étendue à tous les leviers d’action en faveur des entreprises, en particulier à l’échelle locale. Les commissions départementales d’aménagement commercial (CDAC) devront par exemple intégrer l’impératif de neutralité carbone dans l’évaluation des projets proposés, y compris en aval, au niveau du consommateur (par exemple : le nouveau commerce implanté devra proposer une solution de réemploi / réparation / recyclage et intégrer une chaîne régionale dédiée).
- Œuvrer au circuit local de l’argent en multipliant les véhicules d’investissements de proximité (fonds, CIGALES, sociétés de capital-risque régionales). Les monnaies locales complémentaires devront également être beaucoup plus soutenues qu’elle ne le sont aujourd’hui : elles sont des leviers décentralisés très efficaces pour favoriser des chaînes d’approvisionnement et de distributions locales.
Les questions fiscales sont essentielles pour réorienter l’économie. Même si elles ne sont pas du ressort de la Région, nous ajoutons deux actions supplémentaires dans ce domaine :
- Relancer la taxe carbone, en la ciblant uniquement sur les entreprises, pour que les solutions de sobriété deviennent plus rentables que les solutions carbonées, et en affecter les produits à l’accès des ménages modestes aux modes de vie bas carbones.
- Réorienter la fiscalité afin de renforcer le coût du capital, et diminuer le coût du travail, pour rendre plus compétitives les solutions peu intenses en capital mais intenses en main d’œuvre. C’est la voie pour modérer l’innovation technologique qui cherche à substituer la main d’œuvre humaine par des solutions techniques : une piste essentielle vers la sobriété et de création d’emplois.
Les échelons européens, nationaux et régionaux sont étroitement imbriqués. On ne peut parler de l’un sans faire appel à l’autre. Nos propositions pour la région ont donc nécessairement des résonances nationales ou européennes.
Ces quelques propositions méritent d’être affinées, précisées, chiffrées. Il nous semblait important, à ce stade, de répondre à l’appel à contributions lancé par l’Etat et le Conseil Régional Grand-Est à l’occasion du Business Act, en posant les quelques jalons de ce que devrait être, selon nous, un développement économique régional pleinement orienté en faveur de la transition écologique.
La crise du Covid-19, qui hélas en présage d’autres, nous offre justement l’opportunité de sortir d’un modèle de développement délétère et de mettre en place les bases d’une société bas-carbone. Ce choix de société doit d’abord être un choix démocratique, qui dépasse largement les cercles entrepreneuriaux, pour engager ensemble entreprises, collectivités, et associations, chefs d’entreprises et syndicats, consommateurs et citoyens, vers un avenir viable et désirable.
Emmanuel Paul de Kèpos