La transition écologique appelle un changement profond des comportements individuels. Mais comment y parvenir ? C’est sur cette question que butent beaucoup d’initiatives publiques et privées pourtant très louables. Il semble que ces comportements ont une inertie absolument terrible, et qu’hélas, alors que l’urgence climatique menace, nous en soyons réduits à des petits pas. Et pourtant, la situation pourrait être résumée avec une phrase de Winston Churchill : « Mieux vaut prendre le changement par la main, avant qu’il ne nous prenne à la gorge ».
Ces enjeux étaient à l’ordre du jour d’une rencontre organisée par l’association Citoyens & Territoires, à la Cité des paysages, sur la colline de Sion, le 17 septembre dernier. L’occasion d’échanges très riches, sous l’éclairage d’une enseignante-chercheuse en psychologie sociale, Lolita Rubens, dont nous nous permettons de reprendre à grands traits l’exposé.
Si les comportements sont parmi les choses humaines un des traits les plus difficiles à modifier, c’est parce nous sommes actuellement dans une situation où ce qui nous fait le plus défaut, c’est l’attention. Et précisément, nous sommes tous pris dans une série d’injonctions que nous adressent notre rythme de vie, la publicité ou nos téléphones portables. Dans ces conditions, il est très difficile de relever la tête pour mener une réflexion construite sur ce qui serait, parmi nos habitudes, des comportements souhaitables.
Mais alors, sur quels leviers s’appuyer pour faire évoluer des comportements ? Le premier d’entre eux consiste à « inhiber l’habitude », c’est à dire à réussir à desserrer la contrainte de l’habitude pour en faire évoluer les paramètres. L’exemple choisi par Lolita Rubens concerne les nudges, ces incitations, parfois ludiques, qui réorientent nos comportements. Peuvent être ainsi modifiée des interfaces hommes/machines, des aménagements urbains, des équipements collectifs. On va alors gamifier les usages ou formuler les choix à effectuer d’une manière qui change les réponses apportées par les utilisateurs. Nous sommes ici très loin de changements structurels, et la liberté de l’individu est à peine prise en compte. En outre, l’effet du nudge peut vite s’épuiser. Bref, nous n’atteindrons pas nos objectifs de changement de comportement qu’avec ce type d’approches.
Le deuxième levier est plus puissant. Il laisse la place à la persuasion pour modifier les attitudes des agents. Par attitudes, on entend alors les représentations qui déterminent les comportements. Le discours rationnel devient possible, mais à lui seul, il ne suffira pas. Deux autres leviers doivent être actionnés concomitamment : les normes collectives et le contrôle perçu. En effet, il faut que l’agent puisse se rattacher à un système de normes, partagées collectivement, qui lui indiquent qu’il n’est pas seul dans ses efforts, et que son action conjuguée à celle des autres les oriente vers un avenir souhaitable, désiré en commun. C’est tout le rôle du story telling et de films comme Demain, qui indiquent une direction que l’on a envie de suivre avec d’autres. Mais persuasion et ancrage dans un système de normes partagées ne sont pas suffisants : il faut que l’agent ait une impression de contrôle perçu sur la situation, qu’il sente qu’il est en capacité d’agir sur le système en question. Si l’on se contente de le mettre au courant de l’ampleur des mutations écologiques en cours, il va être sidéré, tétanisé, et se mettra hors service pour se protéger. Les gens ont peur quand ils ne savent pas quoi faire. Orienter la personne vers l’action concrète en lui donnant des clés sera anxiolitique et lui donnera la possibilité de transformer une compréhension intellectuelle en action opérationnelle.
Cette méthode est plus efficace et plus respectueuse de la liberté des individus que la précédente, mais on peut aller plus loin. Pour cela, il importe de regarder quels sont les facteurs d’un engagement personnel ou collectif. Ce qui apparaît, c’est que ce facteur d’engagement, c’est l’engagement précédent. Pour peu que l’on arrive, en utilisant l’un ou l’autre des leviers précédents, à initier un premier engagement, si léger soit-il, celui-ci va enclencher une dynamique vertueuse vers des engagements de plus en plus forts et consistants. L’engagement renforce l’engagement. C’est ainsi qu’un petit pas initial librement consenti peut permettre d’aboutir à des changements systémiques à l’échelle d’un individu, d’un collectif ou d’un pays. Il faut donc toujours capitaliser sur les réussites précédentes, si minimes fussent-elles.
Ce qui est intéressant avec cette idée, c’est qu’elle restaure un espace pour la liberté humaine, et partant, pour la dignité de la personne. En effet, la monopolisation de l’attention des individus est une forme d’aliénation, par laquelle la personne ne s’appartient plus, mais agit en fonction d’algorithmes qui la conditionnent. Or, l’engagement, c’est la liberté. Cette logique d’engagements croissants est liée à une logique d’émancipation, d’empowerment qui rend possible, pour l’homme, une réappropriation de ses conditions d’existence. Tout n’est donc pas perdu, pour peu que nous sachions relever la tête de nos écrans !
Emmanuel Paul de Kèpos