Alors que la planète finance s’inquiète d’un retour de l’inflation et d’une hausse des taux, on note ces dernières semaines une hausse sensible des prix du pétrole, favorisée par le maintien de restrictions de leur production par les pays de l’Opep. Dans le même temps, certains tensions se font jour en matière d’approvisionnement en semi-conducteurs, en plastique ou encore en métaux. Tous ces matériaux ou produits subissent une double situation d’envolée de la demande suite au Covid, et de capacités de production détenues par un nombre limité d’acteurs, notamment asiatiques, qui n’arrivent pas à fournir.
Ces signaux faibles d’une situation économique extrêmement fragile ne sont pas une surprise pour les personnes qui s’intéressent à la question de la disponibilité des ressources dans un monde fini. Et quelque part, on peut se dire raisonnablement : ce n’est que le début ! Pour en prendre la mesure, nous vous proposons ici une relecture de l’ouvrage de référence de Mathieu Auzanneau sur l’histoire du pétrole, nommé tout simplement Or noir. Celui-ci reprend un siècle et demi d’histoire récente du pétrole, depuis le premier forage du Colonel Drake en Pennsylvanie en 1859, jusqu’aux guerres du Golfe et la crise de 2008.
Plusieurs idées forces en ressortent. La première est que l’industrie pétrolière est l’industrie la plus rentable qui ne fut jamais, générant des fortunes inédites à l’échelle de l’histoire de l’humanité. Cette rentabilité s’explique par des infrastructures somme toute légères, par rapport à la valeur énergétique et donc économique d’un tel liquide. En effet, dans les puits classiques, il suffit tout bonnement de forer pour que le pétrole jaillissent, là où l’extraction de la source d’énergie de la précédente révolution industrielle (le charbon), était extrêmement intense en capital et surtout en travail.
Cette rentabilité exceptionnelle était couplée à une abondance inimaginable, à tel point que l’industrie, pendant des décennies, a dû œuvrer, à coup d’ententes et de cartels, à limiter drastiquement la production pour que les cours ne s’effondrent pas. Les cours n’en sont pas moins restés extrêmement faibles jusqu’à la fin des années 60, sans pour autant gêner l’expansion de la richesse chez les principaux acteurs du secteur.
Cette régulation par le cartel s’est accompagnée d’une très grande porosité entre les acteurs privés du secteur et les acteurs publics, notamment aux Etats-Unis, où leurs intérêts sont indissociables. Et ceci a toujours été avec des manœuvres géopolitiques de plus en plus déstabilisatrices pour s’assurer de l’accès aux réserves dans les zones les plus richement dotées, en particulier au Moyen-Orient.
Dans ce contexte, qui prévaut pendant quasiment 100 ans, l’industrie connaît un pivot extrêmement puissant au tournant des années 1970. C’est à cette époque que les puits de pétrole américains, en Californie ou au Texas, voient leur production diminuer. On passe alors d’un marché piloté par la demande (avec une offre qui semble intarissable) à un marché piloté par l’offre, qui elle apparaît alors limitée quand la demande devient insatiable. En ce sens, les années 1970 marquent véritablement le passage dans le monde contemporain tel que nous le connaissons aujourd’hui. Nous rentrons alors dans un contexte d’augmentation des prix que les désordres géopolitiques au Moyen-Orient vont catalyser lors des chocs pétroliers de 1973 et 1979. Les prix n’en finiront plus, dès lors, de suivre des courbes en « crêtes de punk », entre le contre-choc des années 80 et l’envolée des prix précédant la grand crise de 2008.
Surtout, ce qui marque les acteurs de l’industrie, c’est tout d’abord la reprise en main des ressources par les grands pays producteurs au détriment des majors occidentales, mais aussi l’incapacité de l’industrie à découvrir de nouvelles réserves pouvant compenser celles qui peu à peu se tarissent. C’est ainsi que les acteurs pétroliers paraissent depuis quelques décennies paralysés par l’épuisement successif d’un certain nombre de champs pétroliers. Il n’y a quasiment plus de doute aujourd’hui pour dire que le pic pétrolier conventionnel a été atteint dans les années 2000, et que la production ne peut se maintenir que grâce aux pétroles non conventionnels (pétrole de roche mère, offshore profond, sables bitumineux). Dans le même temps, le fait que les réserves d’Irak soient encore largement disponibles, du fait des guerres et embargos qui ont prévalu dans ce pays pendant des décennies, explique qu’il soit au centre du jeu géopolitique mondial.
A la lecture de cette somme historique, on comprend que la préoccupation du pic pétrolier traverse toute l’industrie depuis un moment, sans que ces questions ne viennent troubler la quiétude du grand public et de la sphère médiatique. Or, quand on regarde à quel point l’abondance énergétique rendue possible par le pétrole a modifié du tout au tout notre monde et l’a fait entrer dans une trajectoire asymptotique, on ne peut qu’avoir l’impression d’un Leviathan, d’un monstre, formé de ce que nous sommes devenus, et qui commence à vaciller sur ses jambes et à perdre son équilibre.
Emmanuel Paul de Kèpos