Le temps passe, et la lassitude gagne… « L’éternité, c’est long, surtout sur la fin », dit Woody Allen. Et en effet, les soubresauts de l’épidémie de Covid générèrent chez tout un chacun le sentiment d’être embarqué dans une sorte d’ascenseur émotionnel. C’est ainsi qu’au printemps 2020, avec le premier confinement, tout le monde était persuadé qu’il s’agissait d’un sprint, un mauvais moment à passer en quelque sorte. Le Président de la République a pu emprunter l’expression du « retour des jours heureux » au début de l’été 2020, alors que la contrainte sanitaire se relâchait. A l’automne, nous nous faisions fort de mieux gérer les éventuels sursauts épidémiques avec les masques arrivés depuis en quantité suffisante. Las, cela n’était pas du tout suffisant, et les contaminations reprirent. Revint alors l’espoir avec les vaccins, qui allaient nous sortir d’affaire. Et effectivement, la situation s’améliorait : armés de nos passes sanitaires, nous pouvions à nouveau fréquenter restaurants, concerts et salles de cinéma. Hélas, les perspectives s’assombrissent aujourd’hui à nouveau : les vertus des vaccins faiblissent avec le temps, le virus mute régulièrement, des personnes non vaccinés assurent au virus des jours fastes de circulation, et la fatigue se fait sentir.
La fatigue… « La chose la mieux partagée » aujourd’hui, pourrait-on dire en paraphrasant Descartes. Elle apporte une coloration à notre être au monde, elle est l’expérience contemporaine collective et individuelle par excellence. Les articles fleurissent sur la question, et la recherche académique s’en empare. Et de fait, les conséquences psychologique, sociale ou économique du Covid sont d’ores et déjà considérables. Certes, sous l’effet du Plan de relance, la machine économique s’est relancée de manière intense. Mais on aurait presque l’impression d’un épisode maniaque chez un patient bipolaire, tant cela semble artificiel et exagéré. Et quoi qu’il en soit, le rattrapage économique de 2021 ne résout aucun de nos problèmes sociaux, écologiques ou politiques.
Cette fatigue, de laquelle personne n’arrive à venir à bout, est d’autant plus écrasante que nous ne voyons pas le terme de cette épidémie. Et dussions-nous y arriver, elle n’est qu’un épisode de la crise écologique en cours, qu’un avatar d’une évolution bien plus large, celle qui a vu l’homme devenir une force géologique, évolution que l’on nomme anthropocène. En effet, le Covid et la manière dont il s’est déployé, sont très liés à notre rapport vicié aux écosystèmes naturels, à notre propension à nous déplacer à la surface du globe de manière frénétique, à notre appétit insatiable en produits et services, etc. Et l’anthropocène nous met face à des mutations autrement plus majeures qu’une épidémie somme toute bien maîtrisée et peu létale : effondrement de la biodiversité inédit depuis plus de 60 millions d’années, changement climatique dû à des concentrations de CO2 dans l’atmosphère inconnues depuis 3 millions d’années, etc. Bref, nous n’avons déjà plus faim, alors que nous n’en sommes qu’aux hors d’œuvre !
La fatigue de nos sociétés et de leurs membres est aussi celle des écosystèmes dans lesquels nous vivons, épuisés de sollicitations permanentes, que nous stimulons sans arrêt pour en obtenir davantage. Et comme pour n’importe quels organismes, plus nous les stimulons, moins nous en tirons quelque chose. Qu’il s’agisse de productions agricoles, de pétrole ou de matière premières minérales, partout les rendements sont décroissants, et il nous faut stimuler plus pour obtenir moins.
La bonne nouvelle est que ce dont ont besoin à la fois les écosystèmes, les sociétés humaines, les êtres humains en tant que corps et esprits, c’est de repos. L’antidote au burn out et à la fatigue, c’est de s’arrêter, de regarder autour de soi, de reprendre ses esprits, et de prendre conscience de qui l’on est, où l’on habite, etc. Prêter attention à soi, à l’autre, à ce qui est, est ce à quoi nous invite la philosophe Simone Weil dans l’Enracinement. Elle est une posture éthique fondamentale, qui nous restaure en tant que sujet, et donne à l’objet de notre attention la place qui doit être la sienne. Elle est l’alternative à l’excitation du monde actuel, connecté à tout, présent à rien. Le repos est ce dont les écosystèmes naturels ont besoin pour se réhabiliter. Il fait signe vers un choix essentiel que nous devons apprendre à faire : procrastiner ! Garder des choses à faire pour le lendemain, savoir s’arrêter, est une vertu, dont nous parle Charles Péguy dans le Porche du Mystère de la Deuxième vertu. Il s’agit d’une condition de l’espérance, dont nous avons tant besoin aujourd’hui. Nous voici donc au seuil d’un choix crucial : savoir distinguer nos vrais et nos faux besoins. C’est alors que nous pourrons laisser filer les vaines affaires du monde, pour renouer les fils du sens de nos vies terrestres.
Emmanuel Paul de Kèpos