En mai 2017 paraissait dans la revue Etudes, « revue de culture contemporaine » éditée par les Jésuites, un article remarquable d’Arnaud du Crest intitulé De l’huile de roche à l’huile de coude. L’auteur y invitait à questionner les évolutions récentes qui ont vu les facteurs de production être de plus en plus intenses en capital, et de moins en moins riches en travail. Nous proposons ici une relecture de cet article, qui donne des arguments économiques en faveur de modes de production utilisant la force physique de l’homme, en lieu et place de l’énergie des machines. Ou comment travailler plutôt que consommer. Sans doute est-ce là une thématique importante de la future transition écologique. Voyons à quelles conditions.
Un processus de production est le fruit de quatre facteurs : le travail, le capital, et la valorisation de ressources en matières premières et en énergie. Examinons ces quatre facteurs tout à tour. L’histoire contemporaine est, entre autres, le fruit d’une évolution technologique qui a fait décroître le temps de travail au XXème siècle. Mais du néolithique jusqu’au XIXème siècle, la tendance a été inverse, voyant l’homme consacrer de plus en plus de temps au travail, à l’activité de transformation du monde. Les révolutions industrielles ont permis de substituer progressivement au travail humain celui de machines, essentiellement thermiques, à tel point que l’on peut dire aujourd’hui avec Jean-Marc Jancovici que chacun, en France, bénéficie chaque jour du travail de 400 esclaves énergétiques : les machines autour de soi fournissent l’énergie physique produite par 400 personnes, qu’il s’agisse de voitures, d’électroménagers ou d’outils divers.
Dans le même temps, la production contemporaine est devenue de plus en plus intense en capital. Si l’on rapporte le capital net aux emplois, on fait le constat d’emplois de plus en plus riche en capital. Ainsi, le ratio capital net moyen des entreprises/nombre d’emplois est de 245 000 euros en 2013. Il y a cinquante ans, ce chiffre était trois fois inférieur (en euros constants). Dommage collatéral de cette évolution, le chômage a été multiplié par 3,8 sur la même période. Si nous continuons avec cette tendance à l’automatisation,ce sont les tâches intellectuelles qui risquent d’être remplacées par des algorithmes, l’intelligence artificielle.
Regardons maintenant les évolutions respectives de la consommation de matières premières et d’énergie. La contrainte est ici double, à l’amont et à l’aval. A l’amont, les ressources sont limitées et ne laissent pas envisager une continuation de l’extraction au rythme actuel à un coût constant. Dans le même temps, à l’aval, la limitation du réchauffement climatique impose de laisser une part majoritaire des réserves de pétrole, de gaz et de charbon sous terre. La préservation des terres et de la biodiversité demande également de limiter l’activité extractive. Ainsi, du point de vue des ressources, l’évolution souhaitable serait d’augmenter la quantité de travail par objet produit, avec la possibilité que ceux-ci puissent être réparés, et que la consommation de matières premières soient ralentie par un cycle de vie du produit plus long.
Pour l’énergie, la trajectoire de transition énergétique demande de limiter la consommation d’énergie primaire et de substituer la production d’énergie à partir de ressources fossiles par une production à partir d’énergies renouvelables. Or, la croissance du Produit Intérieur Brut est étroitement corrélée à la production et consommation d’énergie. Pour maintenir une croissance du PIB acceptable, il faudrait alors, si la consommation d’énergie décroît, une augmentation de l’efficience énergétique inédite de 50%. La diminution de nos consommations d’énergie peut-elle se faire avec un PIB continuant à croître, même lentement ? Probablement non.
L’article propose ici d’interroger la place du travail manuel, l’huile de coude, dans un processus qui viserait à limiter le ratio entre capital et travail, et permettrait de limiter efficacement les consommations d’énergies et de ressources. Trois exemples permettent de toucher du doigt ces possibles arbitrages : un déplacement de deux personnes sur 10 kilomètres consomme 3800 kilocalories en voiture (émettant au passage 1,14 kg de CO2). En vélo, les mêmes personnes ne vont dépenser que 200 calories pour 30 g de CO2 émises. En agriculture, l’exemple de la ferme du Bec Hellouin montre qu’une surface de 1000 m², travaillée à la main, est susceptible de fournir un revenu à 1,5 équivalent temps plein. Enfin, un courrier papier émet quasiment autant de CO2 qu’un mail, pour un usage bien moins fréquent : l’immédiateté du mail va pousser à en multiplier l’envoi. Ainsi, en utilisant son énergie propre, l’homme est capable de donner une réponse vertueuse à cet arbitrage entre capital, travail, ressources et énergie. La transition écologique exigerait alors un réinvestissement du travail manuel au détriment du travail fourni par les machines
Au final, l’alternative pourrait être la suivante :
- « Moins de travail dans une communauté ayant choisi un mode de vie plus sobre et économe en ressources et en travail.
- Plus de travail pour compenser partiellement la diminution des ressources.
- Moins de travail dans une communauté hyper-technologique, avec (…) une partie de la population travaillant beaucoup et une partie exclue ne travaillant pas du tout. »
Si les deux premiers termes de l’alternative peuvent se compléter, le troisième est intrinsèquement consommateur de ressources, facteur de désordres environnementaux majeurs, et générateur d’inégalités rédhibitoires. Jusqu’où ? C’est sans doute aux citoyens, par l’investissement dans le jeu démocratique, de déterminer les options de la transition à accomplir.
Emmanuel Paul de Kèpos