Outre la fatigue, dont nous avons déjà parlé, le sentiment humain qui semble aujourd’hui un des mieux partagés, est l’anxiété. Les jeunes générations font couramment part de leur « éco-anxiété », ce sentiment diffus d’angoisse et d’impuissance qui croît à mesure que le changement climatique s’accélère. Il semble très lié à une impression pesante que la crise est insurmontable, et que l’action est vaine, parfois insincère, ou à tout le moins trop velléitaire.
Si ce sentiment naît chez certains d’une connaissance précise des enjeux climatiques ou de biodiversité, il est causé ou catalysé chez d’autres par la succession des épisodes aigus de nature écologique, sociale ou géo-politique, que nous vivons actuellement, et dont chacun pressent obscurément qu’ils sont liés. Plusieurs postures se font alors jour : la fuite, l’incantation, le repli sur soi, etc.
Comment, personnellement ou collectivement, faire face à ce sentiment d’anxiété qui paralyse ? Cela peut sembler d’autant plus difficile qu’il n’est pas du tout certain que les crises écologiques ou politiques que nous traversons soient solubles. Évoluant dans un monde conçus et façonnés par des ingénieurs, nous vivons sans doute dans l’illusion que tout problème a sa solution. Or, l’humanité fait aujourd’hui face à une difficulté à laquelle elle n’a jamais eu affaire : elle a généré une évolution de son cadre de vie qui petit à petit rend celui-ci invivable pour elle. La difficulté est hors-norme : elle concerne un macro-système qui collapse du fait de l’action d’un de ses agents internes. Celui-ci, à l’intérieur de ce système, doit le faire évoluer alors qu’il est complètement pris, englué dedans.
Au final, c’est notre rapport au monde qui est à interroger. En d’autres termes, la question fondamentale pour l’homme contemporain, est d’ordre métaphysique, ou à tout le moins anthropologique : « Quelle est la place de l’homme dans le monde ? ». Nous devons nous y confronter, sans nous abriter derrière des process techniques ou des habitudes sociales en espérant qu’ils répondent à notre place. Alors, une fois que nous aurons humblement envisagé la question , il nous faudra admettre qu’il existe quelque chose en dehors de nous, que l’homme n’est pas la mesure de toute chose, et que donc nous devons effectuer une sorte de retrait, au moins partiel.
Ce retournement, cette conversion, sont à envisager comme un processus de dépossession, de perte de contrôle consentie. Ce mouvement d’acceptation de notre vulnérabilité est fondamentalement anxiolytique : il ne nie pas l’angoisse, il permet de vivre avec. Et il reconfigure l’action. Aujourd’hui, si nous le voulons, il nous est possible d’agir avec mesure, non pour nous imposer à ce qui est autre, mais pour dialoguer avec l’autre, s’agencer à lui. Cette action qui transforme avec respect, qui reconfigure en reconnaissant l’altérité, est fondamentalement joyeuse.
C’est précisément ce renouvellement de posture que connaissent tous les grands malades qui arrivent à se rétablir, qui regagne une capacité d’agir : ils ne sont plus dans la toute-puissance antérieure, mais vivent avec la blessure ou la maladie, pour ajuster ce qu’ils sont à ce que leur environnement leur permet d’être.
Emmanuel Paul, Kèpos