En matière de technologies, il n’est pas rare que transition écologique et transition numérique soient présentées comme étroitement corrélées. Il s’agirait alors de deux phénomènes puissants, concomitants, chacun pouvant concourir à la réalisation de l’autre. Dès lors, la tentation est forte de présenter le numérique comme un ensemble d’outils particulièrement efficaces pour atteindre les objectifs de la transition écologique. Ainsi, la domotique permettra d’économiser de l’énergie, l’agriculture urbaine dans des serres connectées aura pour effet de dessiner des circuits courts d’approvisionnement des villes, ou encore les smart grids, les réseaux intelligents, permettront d’équilibrer une offre d’électricité d’origine renouvelable, donc en grande partie intermittente, avec la demande. La fable est séduisante, mais correspond-t-elle à la réalité ?
Il est permis d’en douter. Notons en effet que le rythme de l’innovation technologique n’a jamais été aussi soutenu : toutes les politiques publiques de développement économique s’articulent autour de la promotion de l’innovation, le transfert de technologie de la R&D jusqu’au marché est l’objectif final des organismes de recherche, et la fréquence de renouvellement des offres, sous une double impulsion technologique et marketing, n’a jamais été aussi intense. Tout produit ou service vit aujourd’hui dans un régime permanent d’obsolescence imminente. Cela concourt, d’une certaine manière, à fonder le concept de « grande accélération », que le Pape François emploie dans son encyclique Laudato Si. Dans ce cadre, les acteurs économiques, politiques ou technologiques dominants misent sur la technologie pour répondre aux graves enjeux écologiques qui nous menacent : c’est l’idée d’une croissance verte. Cela revient, comme le dit Philippe Bihouix dans L’âge des Low Tech, à être dans une voiture qui fonce vers la falaise, tel James Dean, en espérant avoir inventé les ailes avant d’atteindre le vide. Or, malgré ou à cause de ce rythme effréné d’innovations, les atteintes à l’environnement n’ont jamais été aussi fortes : les pertes de biodiversité comme le rythme du changement climatique se sont considérablement accrus ces deux dernières décennies.
D’une certaine manière, l’innovation technologique ne nous sauvera pas, et elle peut même être contre-productive. Les énergies renouvelables en sont un exemple. Jean-Marc Jancovici ou Philippe Charlez montrent à longueur de pages qu’il est illusoire de vouloir substituer les énergies fossiles par les énergies renouvelables : les caractéristiques physiques de ces énergies ne le rendent pas possible. Dans le même ordre d’idée, Guillaume Pitron dans un livre récemment paru, La guerre des métaux rares, expose comment le développement du numérique et des énergies renouvelables revient à opérer un transfert de l’industrie pétrolière ou charbonnière, vers l’industrie minière. En effet, numérique comme énergies renouvelables sont extrêmement dépendants de matières minérales rares à l’extraction particulièrement polluante.
Qu’on le veuille ou non, la transition revient donc à gérer un atterrissage de notre consommation d’énergie et de matière. Quels choix technologique cela implique-t-il ? L’idée majeure semble être qu’il faut arriver à substituer des technologies efficientes à des technologies efficaces. Collectivement, il faut revisiter le concept de performance, et raisonner en fonction de nos ressources et non en fonction de nos désirs. Quelque part, cela revient, en matière technologique, à faire la part des choses entre le principe de réalité et le principe de plaisir. Ceci dessine un processus, celui du passage de l’enfance à l’âge adulte. C’est en assumant ce changement de paradigme que nous pourrons opérer des choix technologiques réellement sobres, en décidant que tout ce qui est possible n’est pas souhaitable. Ce principe éthique nous permettra de mettre en place des systèmes technico-économiques résilients, ce qui est la clé de l’adaptation aux nouvelles conditions de vie qui sont en train d’apparaître sur terre .
Emmanuel Paul de Kèpos