Kèpos recevait dernièrement Matthieu Jacquot, directeur de Mobicoop, et Romain Vaudois, responsable du développement de Citiz Grand Est en Lorraine, pour une table-ronde sur la mobilité dans la perspective de la transition écologique, et sur le rôle de la voiture en particulier. Retour sur les principaux échanges tenus.
La mobilité : quelques éléments de cadrage
Paradoxalement, la mobilité est souvent oubliée dans les enjeux de transition. Or, elle constitue un levier très fort pour faire évoluer le système, car elle a un impact très important en termes d’émissions de Gaz à Effet de Serre (GES). Si on affronte vraiment ces enjeux, on casse beaucoup de choses. Et cela est vrai aussi bien pour le transport de personnes que pour le transport de marchandises. En France, la mobilité représente environ 150 millions de tonnes équivalent CO2 (teqCO2), sur 500 millions d’émissions totales. Elle constitue le premier poste pour la France, le second pour l’Europe. Sur le territoire national, 80 % des déplacements se font en voiture, et 90 % de ces 80 % se font en voiture solo. 50 % des déplacements en voiture font moins de 5 km.
La voiture, depuis sa généralisation, a changé les modes de vie en profondeur. C’est ainsi que courses et loisirs sont réalisés de plus en plus loin du domicile. Notre manière d’habiter a aussi été profondément impactée : la voiture a permis l’étalement urbain. Il en a résulté un éloignement sensible des populations des services publics. Les déplacements domicile-travail ne représentent que 30 % des km parcourus en voiture. La majorité des déplacements sont non liés au travail. Il ne faut donc pas surestimer la thématique du trajet domicile-travail. Aujourd’hui, même si les horaires de travail sont désynchronisés (tout le monde ne sort pas du travail en même temps), la congestion est toujours là. Un point clé, qui explique pour partie l’usage de la voiture, est la flexibilité que cette dernière permet dans les horaires. Dans les faits, l’usage de la voiture continue à augmenter, et son usage en solo continue à se développer. Le nombre de personnes par voiture est en moyenne de 1,32 : avec 100 voitures, on transporte 132 personnes !
L’équipement en voitures est surabondant dans la société française. Certains foyers ont jusqu’à 3 à 4 véhicules. Tout cela renvoie à la problématique de l’aménagement et au poids du lobbying automobile. Pour mémoire, la marketing automobile en France pèse autant que le budget total des Trains Express Régionaux (TER). Tout cela est vendu depuis des décennies à travers le prisme du rêve et de la liberté. Cela se retrouve très fortement aujourd’hui dans la manière dont sont promus les modèles de SUV.
Voiture, inégalités et écologie
On note cependant des évolutions positives : les jeunes passent le permis de plus en plus tard. Certains même ne passent jamais le permis. Malgré tout, il existe une ségrégation de plus en forte entre personnes des centres villes non motorisées et habitants des périphéries. On observe aussi des différences de localisation selon les classes sociales : les classes moyennes sont proches de leur lieu de travail, alors que les classes pauvres ou très élevées s’en éloignent davantage. La mobilité est un donc lieu d’expression des inégalités sociales : on l’observe très bien entre les bus, pour les classes populaires, et les trams, pour un public plus aisé. Plus globalement, l’empreinte écologique d’un ménage est très lié à ses revenus.
On constate aujourd’hui deux discours opposés : celui sur la mobilité propre, et celui sur la mobilité sobre. Les véhicules électriques, dits « propres », deviennent intéressants écologiquement à partir de 50000 à 80000 km parcourus, tant ces modèles contiennent d’énergie grise (l’énergie nécessaire à leur fabrication). Pour améliorer les choses du côté de la conception des véhicules, les enjeux se situent dans leur poids et dans la descente en gamme. A l’heure actuelle, tous les gains de conception faits dans l’efficience des moteurs ont été perdus dans une augmentation du poids des véhicules. La tendance n’est donc pas du tout à aller vers des petites voitures !
Pour bien comprendre les impacts écologique de la mobilité motorisée, il faut comprendre qu’il nous faut passer d’une situation où une personne en France émet en moyenne 1700 kg de CO2 par an, à une situation où cette même personne émet 500 kg de CO2. Or, les services publics, qui ne dépendent pas de l’action de chacun, génèrent déjà 350 kg d’émissions par personne. Mais il existe cependant de nombreuses opportunités liées à la décarbonation de la mobilité, pour les particuliers comme pour les entreprises. On peut prendre l’exemple du cyclo plombier à Paris, qui se déplace plus aisément et rapidement, pour des coûts bien moindres. L’argument écologique n’est jamais le plus déterminant dans le changement de comportement. Pour qu’une solution soit substituée à une autre, il faut que le service apporté soit meilleur. Le changement de comportement doit donc être accessible socialement.
ll faut bien avoir conscience, qu’à part le vélo, rien n’est vraiment vertueux. Il est à noter que le vélo électrique a un effet positif sur la démotorisation des gens. Le vélo commence à être vu très positivement et à générer du rêve. A son exemple, il est donc essentiel que les modes alternatifs donnent envie. Mais il n’est pas du tout sûr que ceci permette de réduire le nombre de kilomètres parcourus en voiture, tant l’effet rebond est au cœur des comportements humains. Un gain quelque part est dépensé à nouveau ailleurs. Enfin, notons que l’usage du vélo est encouragé par la loi dans les entreprises. Ainsi, la Loi Mobilités crée un forfait de 400 € payé par l’employeur pour les salariés qui viennent au travail à vélo. Mais l’inégalité est toujours là, car le dispositif n’est pas obligatoire. Même si la fiscalité a en général un rôle à jouer, il ne faut pas surestimer la place du facteur prix. L’essence, en passant de 1 € le litre à 1,50 €, n’a pas permis une baisse significative de l’usage de la voiture.
Autopartage et covoiturage
L’autopartage permet une évolution de ces pratiques. Ces voitures en libre service sont un moyen de limiter très fortement les kilomètres parcourus par un ménage. Tout simplement parce que le ménage va voir ce que lui coûte réellement l’usage de sa voiture. Le coût n’est plus caché mais visible (le client paye à l’heure d’utilisation) : c’est une très forte incitation à diminuer. L’usage d’une voiture est en effet, pour un ménage, très onéreux : une Clio revient à peu près à 500 € par mois !
Parmi les bénéfices de l’autopartage, les ménages concernés vont faire leur course à pied en bas de chez eux. La feuille de route de Citiz est bien de faire diminuer l’usage de la voiture : une auto partagée remplace 10 voitures en ville. La problématique peut être différente à la campagne, où l’offre de transports en commun est en baisse, même s’ils n’ont jamais été vraiment généralisés. Bus et trains sont ainsi remplacés par des offres de Transport A la Demande (TAD). Dans ce cadre, il faut bien comprendre que le mouvement des « gilets jaunes » dépasse la simple question de la mobilité.
La SCIC Mobicoop, quant à elle, a trois métiers : le covoiturage, l’autopartage de flottes d’entreprises, et le transport solidaire. Ce dernier vise à valoriser les réseaux d’entraide encore présents à la campagne, afin d’aider à mutualiser l’usage de la voiture. Sur toutes ces activités, l’idée est d’être inventif dans l’usage de l’automobile. L’autopartage en entreprise peut concerner, dans le cas de Mobicoop, les flottes de voitures ou de vélos. Une telle pratique en inter-entreprises est difficile juridiquement à mettre en place. Des croisements sur ces questions sont en projet avec Citiz.
Aujourd’hui, le covoiturage est entré dans les usages d’une part importante de la population pour les trajets longue distance. La différence entre Blablacar et Mobicoop se situe dans l’investissement marketing consenti pour avoir une masse critique d’utilisateurs. Dès lors, Mobicoop, beaucoup plus petit que Blablacar, a fait le choix d’avoir un modèle économique davantage basée sur la prestation de services en marque blanche, en particulier pour des collectivités. La SCIC ne se rémunère pas sur les données.
Qu’en est-il de l’impact écologique du covoiturage ? Des études tendent à prouver que la situation n’est pas meilleure après qu’avant : les covoitureurs prenaient auparavant le train. Le véritable enjeu écologique est d’arriver à une masse critique d’utilisateurs sur les destinations abandonnées par le train. A noter qu’on inclut généralement dans le coût du train à la fois l’exploitation et l’investissement. Il faudrait faire la même chose avec la voiture, en prenant en compte également la construction et l’entretien de la route. Il y a donc un biais de comparaison entre train et voiture. C’est ainsi que les 500 € évoqués tout à l’heure ne comprennent que le coût de possession de la voiture.
La covoiturage dans les trajets domicile-travail ne représente que 4 à 5 % des déplacements en voiture pour cet usage, soit quasiment rien ! Pour ne pas se décourager, il faut savoir que l’on n’est pas dans une configuration de type « Tout ou rien » : il est nécessaire d’y aller peu à peu. Le télétravail se développe, mais il est très encadré. L’employeur doit ainsi vérifier une fois par an que les conditions de travail chez le salarié sont bonnes. On sent poindre en parallèle un développement du coworking à l’échelle du quartier ou du village.
La masse critique pour le covoiturage longue distance a été atteinte chez Blablacar. Cette masse critique est très liée au bases de données disponibles. Les mettre en lien aurait un effet levier fabuleux. Mais c’est là une question de politiques publiques : la mutualisation des bases de données n’est pas le choix fait par le législateur. Ceci a pour effet que les petits flux sont abandonnés. C’est d’autant plus dommageable que l’on pourrait facilement avoir des impacts importants sur les trajets très fréquentés. Par exemple, 120000 véhicules circulent par jour sur l’A31 entre Metz et Thionville. Si 1000 voitures étaient ouvertes au covoiturage, cela rendrait disponible d’emblée 4000 places supplémentaires. La possibilité de faire autrement existe donc véritablement.
Crédits Photo : Trafic, de Jacques Tati.
Emmanuel Paul de Kèpos